II

« Mais pourquoi est-ce qu’ils n’arrivent pas ? »

Cendres se tenait devant une meurtrière dans la tour de garde, scrutant, les yeux plissés, l’averse oblique. La pluie se brisait sur les murailles de Dijon. Le silex et la pierre de la tour exhalaient leur froid.

L’orage entrait dans la salle : un déluge bruyant, dense, intense. Des filets d’eau dégoulinaient sur la salade et la visière en acier de Cendres. Son souffle et sa chaleur corporelle rendaient le refuge de son armure moite et collant, en dépit du froid mordant du vent.

« Encore deux heures, et la nuit tombera. » Robert Anselm força sa carrure dans l’alcôve de la fenêtre, son armure étoilée de rouille grinçant contre celle de Cendres. « Bordel, j’ai cru que toute l’armée des enturbannés rappliquait à tes trousses !

— Ils auraient dû ! Si j’étais à leur place… Il n’y a jamais eu de meilleure occasion… ! » Le tonnerre des portes de la ville qui claquaient derrière eux frémissait encore dans ses os. « Peut-être qu’ils sont en train de se mutiner, là-bas ! Peut-être que la Faris est morte. Je n’en sais rien, moi !

— Tu ne le… saurais pas ? »

Avec précaution, elle explore la région de son âme qu’elle partage.

Presque hors de portée, il y a des voix – la machina rei militaris, Godfrey, les Machines sauvages ? Pour la première fois de sa vie, elle est incapable de le dire. Et elle perçoit l’écho de cette pression intense, ressentie sur un plan subliminal, dans ses os, qui l’avait accablée pendant qu’elle chassait le cerf et que le soleil pâlissait au ciel d’automne. Des voix aussi faibles, ou plus faibles, qu’en ce moment de dissociation.

« Il y a eu des… des dégâts, je crois. Je ne sais pas lesquels, ni qui en a souffert. Temporaires, permanents… je ne peux pas le dire. » Animée par la crainte et la frustration, Cendres ajouta : « Juste au moment où nous aurions bien besoin d’entendre Godfrey, pas vrai, Roberto ? Eh, peut-être bien que la Faris est vraiment morte ! Peut-être que ses ka’idhi courent en rond comme des poulets décapités, en essayant de reconstituer la hiérarchie : et voilà pourquoi ils ne nous ont pas attaqués…

— Ça ne leur prendra pas longtemps. » Anselm, déplaçant son corps dur, couvert par l’armure, avança le visage vers l’ouverture de pierre, afin de distinguer quelque chose au-delà des murailles embrumées de la ville. « J’ai fait procéder à l’appel. Deux de tes officiers manquent encore. John Price. Euen Huw.

— Ah, merde… »

Cendres regarda par la brèche au sein des pierres solidement jointoyées. Son souffle créait des panaches gris devant son visage. L’intensité de la pluie battante arrivait par rafales, et venait gifler la bordure en pierre de la meurtrière. Cendres ne s’en écarta pas.

« Price ne fait même pas partie de la cavalerie, merde… Personne ne doit aller à leur recherche. » Sa voix semblait dure à ses propres oreilles.

Anselm protesta : « Ma fille… »

Cendres l’interrompit tout net. « Ça ne me plaît pas davantage qu’à toi. On ne fera rien tant que nous ne saurons pas où nous en sommes. Le duc est mort. Cette ville pourrait s’effondrer de l’intérieur d’une seconde à l’autre ! Je veux une réunion d’état-major avec La Marche ; je veux voir Florian ! Après ça, peut-être qu’on enverra un homme au-dehors, ce soir, par une poterne. »

Anselm, sardonique et lugubre, commenta : « Nous n’avons pas la moindre idée de ce que foutent les enturbannés. Ni les Bourguignons, d’ailleurs. Ça ne te plaît pas. À moi non plus. »

Le chuintement de la pluie qui frappait la pierre augmenta. Cendres se pressa plus près de la meurtrière, les mains calées sur la pierre de part et d’autre. De l’autre côté du vide, elle s’aperçut qu’elle ne distinguait que quelques mètres de terre retournée.

Elle se déplaça sur un côté aussi loin qu’elle le put pour laisser Robert se serrer auprès d’elle. Il se racla sa gorge et cracha ; du mucus blanc éclaboussa l’encadrement de pierre.

« Au moins, ce temps de merde s’infiltre dans leur poudre, et détend les câbles des machines de siège… »

À l’instant où il parlait, un sifflement suraigu puis un grondement retentirent, faisant sursauter chacun dans la tour, par réflexe. Cendres descendit précipitamment de l’alcôve de la meurtrière et se précipita à grand bruit vers un point d’où elle pouvait regarder par la porte. Un choc étouffé, une lueur à travers la pluie, dans la zone dévastée de la ville, avec tout ce que cela sous-entendait, lui donnèrent la chair de poule.

« La pluie ne va pas arrêter les machines golems, dit-elle. Ni le feu grégeois. »

Robert Anselm ne bougea pas de la fenêtre. Au bout d’un moment, elle retraversa la pièce et remonta le rejoindre.

Il grommela. « Alors, ils ont enfin commencé les funérailles du gars Charles ?

— Comme si quelqu’un était foutu de nous tenir au courant !

— T’as eu des nouvelles du toubib ? »

Cendres détourna le regard des masses grises et diffuses sur le sol semé de flaques, au-delà des douves – des échelles abandonnées, des chevaux crevés et gonflés, un ou deux cadavres d’hommes. Des esclaves, probablement, que nul n’avait jugé nécessaire de récupérer. Tout cela d’un gris boueux uniforme, immobile.

« Roberto, je ne sais pas ce que ça signifie, mais elle est bel et bien duchesse.

— Et moi, je suis roi de Carthage, bordel !

— J’ai entendu les Machines sauvages », insista Cendres, le fixant d’un regard ferme. « Dans mon âme. Et je les ai vues – j’étais là, lorsqu’elles ont fait trembler le sol sous mes pieds. Et j’ai vu le visage de Florian, et je les ai entendues, Robert – elles ont essayé d’accomplir leur miracle diabolique, et ont été arrêtées. Net. À cause du toubib ; à cause de notre Florian. Parce qu’elle a changé la Bête héraldique de la Bourgogne en… en viande. »

Sur le visage d’Anselm, la partie qu’elle en aperçoit sous la visière de la salade et le capuchon dégoulinant, elle lit une expression d’incrédulité cynique.

« Ce que cela représente pour les Bourguignons, je ne le sais pas encore. Mais… tu n’étais pas là, Robert. »

La tête d’Anselm se détourna. Cendres ne le voyait plus que de profil, à présent, en train de regarder par la meurtrière. D’une voix rocailleuse, il protesta : « Je le sais, bordel, que j’étais pas là ! J’étais en train de prier pour toi ! Les gars et moi ; Paston et Faversham, là-haut sur le rempart… »

J’insiste ou pas ? se demanda-t-elle, son attention détournée. Si. J’ai besoin de connaître la gravité de la situation : je vais devoir dépendre de cet homme.

« Si tu avais participé à l’expédition, tu aurais pu voir ce qui se passait pendant la chasse. Tu t’es dégonflé. »

Se retournant d’une saccade, le visage écarlate, il pointa le doigt à cinq centimètres de la cuirasse de Cendres. « Toi, tu me dis pas ça, bordel ! »

Elle avait conscience que les soldats de l’escorte et de la bannière à la porte de la tour regardaient de leur côté, et elle leur indiqua d’un signe de rester en place.

« Robert, c’est quoi, le problème ? » Elle délia et retira un gantelet, et leva sa main nue pour essuyer son visage trempé. « Je ne parle pas de ce qui est une évidence ! Nous avons connu des sièges plus merdiques. Neuss. Je te l’accorde, il vaut mieux se retrouver à l’extérieur… »

L’humour ne suffirait pas pour retrouver la confiance de Robert. L’expression de celui-ci se ferma. De si près, elle pouvait distinguer la couleur noisette et vert de ses pupilles, la couperose sur son nez et ses pommettes, tandis que la salade et la visière rendaient son visage indéchiffrable.

Cendres attendit.

Une reprise du Vent emporta la pluie en grandes rafales, qui battirent contre le mur comme le ressac. Cendres eut fugitivement en tête le boutoir de la mer contre les falaises du port de Carthage, en dessous des meurtrières en pierre de la maison Léofric, eut conscience d’un vide comparable, béant, de l’autre côté de ce mur-ci, un grand volume d’air rempli d’une pluie torrentielle, grise et glacée. Une fine écume vint lui humecter les joues. Elle leva une main gauche, dont le gantelet – tout frotté de sable et enduit de graisse d’oie qu’il avait été – était déjà maculé d’orange par la rouille, et elle rabaissa sa visière.

« Qu’y a-t-il, Roberto ? »

Le corps de l’homme, à ses côtés, l’écrasa encore plus au fond de l’alcôve quand il poussa un grand soupir. Il contempla le mouvement perpétuel de la pluie dehors. Il parla enfin, reconnaissant apparemment que Cendres avait le droit d’exiger certaines choses de lui :

« Je ne savais pas si tu étais vivante ou morte, après Auxonne. Personne n’a pu savoir si on n’avait pas ramassé ton corps sur le champ de bataille. Je m’attendais à voir ta tête au bout d’une pique. Parce que si tu étais effectivement morte, les Wisigoths allaient exhiber ton cadavre, putain, c’était certain ! »

Sa voix se fit plus confidentielle, à peine audible pour Cendres, sans même parler des soldats à la porte.

« Si tu avais été prisonnière, ils t’auraient fait défiler enchaînée… Tu aurais pu être partie dans les bois, blessée. Tu aurais pu aller ramper dans un coin, pour mourir. Personne ne t’aurait retrouvée. »

Il se retourna pour la regarder. La pluie lui fit plisser les yeux, sous sa visière relevée, la peau se ridant autour des yeux.

« Voilà où on en était, ma fille. Moi, j’ai pensé qu’on t’avait ensevelie dans une fosse commune, sans t’avoir reconnue. Ces lance-flammes… Beaucoup d’hommes sont revenus en racontant que les cadavres étaient carbonisés. Tony a dit qu’on avait pu te faire prisonnière à Auxonne et t’emmener en Afrique du Nord, à cause de l’envie qu’ils avaient manifestée à Bâle de s’emparer de toi. Même un cadavre, ils s’en seraient foutus. Ils me filent les chocottes, ces mages-savants », ajouta Anselm avec un frisson inconscient.

Elle attendit, l’écoutant sous les gifles de la pluie contre le silex, sans l’encourager.

« Trois mois, et puis… » Son regard se fixa sur elle. « Tu étais forcément morte, impossible qu’il en soit autrement… Et là, surgi de nulle part, il y a trois jours, un message fixé à un carreau d’arbalète…

— Tu t’étais habitué à commander la compagnie. »

Des mains claquèrent contre la pierre de part et d’autre d’elle, la clouant dans l’alcôve de la meurtrière. Elle baissa les yeux vers l’acier des bras de Robert, puis les leva pour le regarder en face.

Il postillonna, mouchetant le plastron du tabert de livrée de Cendres. « Je voulais venir en Afrique ! J’ai pas voulu rester à Dijon ! Misère de Christ Vert – comment ça s’est passé, à ton avis, ma fille ? Ton John de Vere à la con vient me dire : le duc envoie la moitié de la compagnie à Carthage, j’ai besoin d’un homme que je puisse laisser ici, aux commandes… »

À la porte de la tour, les hommes remuèrent, mal à l’aise. Anselm s’interrompit, baissant à nouveau le ton, délibérément.

« Si tu te trouvais quelque part, morte ou vive, ce devait être à Carthage ! Sauf qu’on m’a pas laissé le choix, merde ! On m’a ordonné de rester ici ! Et à présent, je découvre que tu étais bel et bien là-bas, vivante… »

Cendres leva les mains, les posa sur les poignets d’Anselm et les lui abaissa en tirant doucement dessus. L’acier de son canon d’avant-bras était glissant de pluie, froid sous sa paume sans protection.

« Je vois bien Oxford procéder comme ça. Il avait besoin de prendre Angeli, pour les canons. Tu avais été mon second, c’était toi qui commandais, il n’y avait personne d’autre de confiance qu’il pouvait laisser derrière lui. Robert, j’aurais très bien pu être morte. Ou à défaut, j’aurais pu me trouver n’importe où. Tu as eu raison de rester ici.

— J’aurais dû partir avec lui ! J’étais persuadé que tu étais morte. J’avais tort ! » Robert Anselm assena un vigoureux coup de poing dans le silex qui encadrait l’alcôve. Il baissa les yeux vers son gantelet abîmé, rayé, et plia machinalement les doigts. « Si j’avais entraîné la compagnie à ma suite, Dijon ne résisterait pas à ce siège en ce moment, mais je te le dis, ma fille, j’aurais dû aller à Carthage. Pour toi.

— Et si tu l’avais fait, dit Cendres en exprimant les pensées qui lui venaient à l’esprit, nous aurions pu prendre la maison Léofric. Grâce à ce surplus d’hommes et de canons. Nous aurions pu détruire le Golem de pierre : nous aurions peut-être rompu le seul lien entre les Machines sauvages et le monde – le seul canal par lequel elles peuvent opérer leur miracle. »

Il tourna les yeux vers elle, des yeux qui semblaient petits derrière des cils d’une longueur incongrue.

« Mais alors ? » Cendres haussa les épaules. « Sans toi ici, Dijon aurait pu tomber avant même que tu n’atteignes la côte – alors, le duc aurait été exécuté, et nous saurions déjà à quoi les Machines sauvages vont employer la Faris. Parce qu’elles l’auraient fait, il y a trois mois !

— Peut-être pas, grommela Anselm.

— On est ici, en ce moment. Quelle importance, ce que tu n’as pas fait ? Robert, rien de ce que tu me racontes n’explique pourquoi tu ne t’es pas joint à l’attaque contre la Faris, aujourd’hui. Rien ne m’explique pourquoi tu as eu la trouille. Et j’ai besoin de le savoir, parce que je dépends de toi, moi et pas mal d’autres gens, en plus. »

Elle s’exprimait franchement, se forçant à parler de peur à haute voix. Ce qu’elle vit sur le visage de Robert tandis qu’il détournait la tête n’était pas de la honte.

Il marmonna : « Tu es partie en t’attendant à te faire tuer.

— Oui. J’aurais pu y rester, mais j’aurais pu la tuer… »

Si doucement qu’elle faillit ne pas l’entendre, Robert Anselm l’interrompit. « Je ne pouvais pas chevaucher avec toi, aujourd’hui. Je ne pouvais pas te voir tuée sous mes yeux. » Cendres le regarda fixement.

« Pas après trois mois, poursuivit-il sur un ton douloureux. J’ai fait dire des messes pour toi, ma fille. J’ai eu du chagrin. J’ai continué sans toi. Et puis, tu es revenue. Et là, tu me demandes de t’accompagner et de te regarder te faire tuer. Tu m’en demandes trop. »

La gifle de la pluie contre les murs incrustés de silex se fit plus lourde. Des filets d’eau dégoulinaient entre les planches du toit, là-haut, les éclaboussant tous deux, ainsi que le parquet, sans distinction.

Je sais ce qu’il faut dire, songea Cendres. Pourquoi est-ce que je n’y arrive pas ?

« Bon, conclut-il d’un ton dur, c’est là que tu me relèves de mon rang, non ? Tu sais que tu ne peux plus me faire confiance au combat, désormais. Tu te dis que je vais surveiller tes arrières, plutôt que de faire mon boulot. »

Une partie de la tension en Cendres atteignit un paroxysme. Elle aboya : « Mais qu’est-ce que tu veux que je te dise, Robert ? La rengaine habituelle ? Qu’on peut tous se faire tuer, ici, tout de suite, n’importe quand, qu’il vaudrait mieux que tu t’y fasses ? Que c’est ainsi que nous gagnons notre vie, que la guerre, ça tue les gens ? Je peux te le chanter, le couplet ! Il y a six mois, je te l’aurais servi. Plus maintenant. »

Robert Anselm leva les mains pour déboucler les sangles de son casque, inclinant la tête pour le retirer. La doublure du casque et sa chaleur corporelle avaient couvert son crâne mal rasé d’une pellicule de transpiration. Il souffla avec vigueur.

« Et maintenant ?

— Ça fait mal », répondit Cendres. Elle pressa ses phalanges nues contre le mur, frottant la peau contre la pierre, comme si la douleur physique pouvait lui apporter une libération. « Tu ne veux pas me voir taillée en pièces ? Et moi, je ne veux pas t’envoyer sur les remparts, toi, Angeli et les autres. J’ai ramené tous ces gars à travers des régions qui ne ressemblent à rien sur cette terre ! Je ne veux pas qu’ils se fassent embrocher en effectuant des raids contre le camp wisigoth ou je ne sais quelle idée que va pouvoir suggérer La Marche quand je le verrai. Je veux nous tenir en arrière, aller m’asseoir dans la tour, à l’écart du bombardement – je commence à avoir peur de voir les gens se faire blesser ! »

Il y eut un silence prolongé. La rumeur de la pluie redoubla.

Robert Anselm réprima un petit esclaffement. « On dirait bien qu’on est dans la merde, tous les deux, alors ! »

Tandis qu’elle tournait le regard vers lui, surprise, il éclata carrément de rire.

« Mais, bon Dieu, Roberto… »

Le pouffement la prit par surprise. Un vide dans sa poitrine la fit s’étouffer, cracher un gloussement, pour, en fin de compte, rire à haute voix. Impossible de le retenir : un bouillonnement qui la faisait bredouiller, les yeux larmoyants, sans parvenir à articuler un mot cohérent.

Se calmant, encore agité de grognements, Robert Anselm tendit le bras pour le lui passer autour des épaules, et la secouer.

« On est foutus, conclut-il sur un ton joyeux.

— Il n’y a pas de quoi rire !

— Une belle paire de couillons », ajouta-t-il. Son bras retomba tandis qu’il se redressait, des plaques d’acier glissant l’une sur l’autre. Ses yeux étaient toujours pétillants mais son expression redevint sérieuse. « On devrait tous les deux laisser tomber ce métier. Mais je ne crois pas que les enturbannés vont nous en offrir l’occasion, ceci dit.

— Ah, putain, non… » Elle suça ses phalanges et le filet de sang qui s’en écoulait. « Robert, je suis incapable de faire tout ça si je dois avoir peur que les gens en souffrent. »

Il baissa les yeux vers elle, depuis sa position surélevée sur les marches en silex. « C’est maintenant qu’on va en avoir le cœur net, qu’on va savoir si on est à la hauteur, pas vrai ? Maintenant que la situation est vraiment difficile, et qu’on ne doit pas en tenir compte. »

Elle avait les narines remplies de l’odeur de l’acier mouillé, de la sueur masculine de Roberto, de la laine détrempée, des tas d’ordures de la ville, tout en bas. La pluie entra en éclaboussant, lui criblant les joues d’une fine rosée glacée. Quand le vent lança une brusque rafale, Anselm et elle se tournèrent à nouveau, simultanément, vers la meurtrière.

« On n’a personne pour commander, ici. Ils doivent bien le savoir ! Pourquoi est-ce qu’elle n’attaque pas tout de suite ? »

Elle dépêcha une cohorte de messagers au palais ducal au cours de l’heure suivante. Ils revinrent l’un après l’autre, rapportant qu’ils n’avaient pu parvenir ni jusqu’à la nouvelle duchesse, ni au sieur de La Marche, ni au chancelier conseiller Ternant ; ils décrivirent le palais comme un chaos de courtisans et de responsables de funérailles, de célébrants et de prêtres, et de nobles, tous déchirés à la fois entre les préparations d’un enterrement et celles d’un couronnement.

« Le capitaine Jonvelle m’a dit quelque chose ! » ajouta Rickard revenu dans la salle froide de la tour, le souffle court, trempé jusqu’à l’os.

Cendres envisagea de lui demander pourquoi il avait pris le temps de s’arrêter pour bavarder avec les capitaines bourguignons de La Marche, vit son visage radieux et décida de s’abstenir.

« Des sapes. Les enturbannés continuent à miner le terrain. Ses hommes les entendent ! Ils continuent de creuser !

— Je leur souhaite de se noyer », grommela Cendres à mi-voix.

Elle passa le temps en arpentant les étages bondés de la tour de guet, parmi des hommes en armes prêts à sortir si les remparts étaient menacés ; de temps en temps, une lance était envoyée pour observer, tendre l’oreille, guetter le moindre indice qu’on pourrait apercevoir ou entendre sous cette pluie digne de l’Apocalypse.

À soixante-dix kilomètres d’ici, le long de cette route – des ténèbres glacées, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Étant donné ce qui cerne les frontières de la Bourgogne… doit-on s’étonner d’avoir ce temps de merde, ici ?

« Patronne… » Thomas Tydder, poussé vers l’avant par un coup de coude de son frère Simon, la regarda par-dessous ses cheveux noirs dégoulinants. Quand il parla, une goutte d’eau suspendue au bout de son nez tremblota. « Patronne, c’est vrai ? Est-ce que saint Godfrey nous a abandonnés ? »

Cendres fit signe au chef de lance de Tydder de le laisser approcher.

« Non, répondit-elle d’un ton ferme. Il ne nous a pas abandonnés, il intercède désormais pour nous au sein de la Communion des saints, ça, tu le sais, non ? »

Soulagé et gêné, le jeune homme inclina la tête en un hochement.

Derrière lui, Cendres croisa le regard de Robert Anselm, dont le visage restait parfaitement impassible. Machinalement, Cendres sonda son âme, comme un homme peut explorer sa bouche en quête d’une dent arrachée qui n’a laissé qu’un trou sensible et béant.

S’approchant d’elle, Anselm murmura : « Est-ce qu’il a raison ? »

Le tonnerre de la pluie battante avait masqué son chuchotement chaque fois qu’elle s’était adressée à voix haute à Godfrey, au Golem de pierre, et même – Christus ! – aux Machines sauvages elles-mêmes. Mais Anselm savait, lui.

« Toujours rien que je puisse comprendre, déclara-t-elle succinctement.

— Le Lion et le Sanglier nous gardent, gronda Anselm. C’est bon ou c’est pas bon ?

— J’en sais foutre rien, Robert ! »

La frustration de l’attente la minait ; elle aurait accueilli avec soulagement n’importe quoi, même le choc d’échelles de siège et une déferlante de Wisigoths sur les remparts de la ville. Elle se dirigea d’un pas lourd vers la porte ouverte de la tour.

Le rugissement de flammes de fusées et le bris des pots d’argile se firent entendre le long du rempart ; un feu bleu et jaune s’étala en une vaguelette sur la surface en pierre du parapet, flambant malgré la pluie torrentielle. Avec l’eau qui s’y accumulait, tous les seaux de cuir remplis de terre et de sable rangés le long des murailles devenaient trop lourds pour qu’on puisse les soulever.

Cendres fit signe à ses hommes de ne pas intervenir et regarda le mélange gélatineux igné dériver lentement sur les dalles pour couler sur la face interne des remparts de la ville. Il ne reste plus grand-chose à brûler, là en bas, de toute façon : on n’aura pas d’incendie en ville.

Quelque quarante minutes avant qu’elle ne juge que les dernières lueurs allaient quitter les cieux gris fer et ses trombes d’eau, deux hommes d’armes bourguignons à la carrure remarquable apparurent à la porte de la tour, encadrant un personnage plus mince.

« Patronne ! » Thomas Rochester, qui accourait vers eux – il plongeait à chaque meurtrière et entra en trébuchant dans le refuge sombre offert par la tour –, beugla un rapport : « Euen est de retour ! »

Dans la salle de la tour, et tout au long des rangées de soldats du Lion installés dans les bretèches et derrière les merlons, sous la pluie battante, des têtes se tournèrent, des hommes se pressèrent pour distinguer la silhouette râblée et nerveuse qui remontait au trot le parapet sous la garde des Bourguignons.

« C’est un des nôtres, sergent. » Cendres laissa s’épanouir un sourire prodigieux. « Ah, bon Dieu ! »

Les Bourguignons saluèrent, avec un peu de méfiance, et rebroussèrent chemin sous la pluie. Cendres éclata d’un rire de pur soulagement devant le Gallois dépenaillé qui ruisselait d’eau, grelottait sous le vent glacé, mais avec un sourire assez grand pour briller dans le crépuscule qui s’épaississait.

« Que quelqu’un passe un manteau à ce couillon ! Euen, viens, entre ! »

Elle attendit tandis qu’une des femmes de l’intendance donnait à Euen Huw un bol de soupe tiède.

« Tu es trempé, Euen… comme une soupe.

— Dame ! Je suis rentré par une écluse, hein ! » expliqua-t-il sur un ton grave, laissant la soupe couler le long de son menton mal rasé. « Du côté des moulins. J’ai traversé les douves à la nage. Un salopard de Bourguignon a failli me trouer la peau avec une flèche, en plus. Ils montent bien la garde, là-haut.

— Informations », demanda Cendres.

Euen Huw poussa un soupir, s’adossa contre le mur incrusté de silex et se détendit avec un soulagement immense. « Quand on était avec la chasse, là-bas ? Bon, ben, je suis arrivé jusqu’au camp des enturbannés, vous voyez, tout prêt à bousiller leur patronne, mais y avait personne avec moi. Et tout d’un coup, voilà ces salopards de Carthaginois qui reviennent à toute allure ; je me suis retrouvé séparé de ma lance, et ça m’a pris tout aujourd’hui pour me faufiler en dehors de leur campement. »

Cendres se figure l’homme, avec sa livrée révélatrice roulée en boule, en train de manger (et de boire, sans aucun doute) avec des hommes libres et des esclaves wisigoths, des mercenaires, en tendant l’oreille aux rumeurs du camp et aux déclarations officielles.

« Jesu Christus ! Bon, d’accord. Première chose. Est-ce qu’ils se déploient pour lancer une attaque ?

— Je peux pas vous dire, patronne. J’ai été obligé de sortir par la zone des engins de siège, j’ai pas vraiment vu ce qu’ils foutaient du côté nord. »

Cendres fronça les sourcils. « La Faris est encore en vie ?

— Oh, ça, elle est en vie, patronne, elle s’est juste cassé la figure, c’est tout.

— Cassé la figure ?

— Une attaque de haut mal[2], patronne. La bave aux lèvres ! On dit qu’elle est de nouveau sur pied, maintenant, mais un peu dans les vapes. »

Inconsciente qu’elle faisait la grimace, Cendres songea : Et merde ! Si elle était morte, tous nos problèmes seraient réglés !

« Quelqu’un a raconté qu’elle avait donné des ordres : elle allait rentrer sur Carthage. Et puis, elle les a annulés », ajouta Euen.

Un espoir que Cendres n’avait pas eu conscience d’abriter s’étiola à cet instant.

Voilà qui règle la possibilité de la voir rentrer pour aller persuader la maison Léofric de détruire le Golem de pierre.

Cendres ne demanda pas : Godfrey ? L’inintelligibilité déstabilisante de son esprit, constante depuis cinq heures, désormais, montait en elle avec une tension insupportable.

« Ça plaît pas à ses officiers, en tout cas. » Les yeux noirs d’Euen pétillèrent. « D’après ce que j’ai entendu, chacun de ses ka’idhi espère qu’il a réuni assez de soutien pour devenir commandant à la place de la Faris.

— Eh ben, ça va pas arranger le moral des troupes, chez eux. » Sa fausse commisération était assez transparente pour qu’Euen Huw en ricane. « Alors, c’est pour ça qu’ils n’ont pas mis un assaut général sur pied ?

— On va peut-être en revenir à l’option laissons-les crever de faim, maintenant, patronne. » Le Gallois considéra d’un œil méditatif le fond proprement curé de son bol, et y rangea sa cuillère avec soin. « Ou faire sauter les remparts. Mais je vais vous dire une chose, patronne. J’ai failli pas pouvoir revenir ici. C’est pas le problème d’esquiver les gars de messire Mander, ou de notre Agnès Dei – mais les enturbannés sont en train de renforcer les gardes tout autour de la ville.

— Ils ne peuvent pas verrouiller toute la place. Trop de terrain à couvrir. »

Euen Huw haussa les épaules. « Jack Price en saura peut-être plus long, patronne. Je l’ai vu à l’intérieur, avec les lanciers. Il est déjà rentré ?

— Pas encore. » Cendres se déplaça lorsqu’elle remarqua la présence de Rickard à la porte de la tour, accompagné de deux ou trois chefs de lance, des questions claires sur le visage. « Va donc voir tes gars pour qu’ils s’occupent bien de toi, Euen. C’est un joli coup que tu as réussi. » Elle le laissa se détourner avant d’ajouter, sur un ton faussement négligent : « Contente de t’avoir de nouveau parmi nous…

— Oh, ouais. » Le Gallois leva les bras, rassemblant dans son geste la pluie battante, la pierre balafrée par le feu et les maisons en ruine de la ville assiégée. Dans un sarcasme impressionnant, il ajouta : « Je pourrais pas imaginer de meilleur endroit où me trouver, patronne.

— Ah, c’est sûr. » Elle lui répondit par un large sourire. « T’as jamais été très futé. »

Lentement l’ombre tomba : le déluge se poursuivit.

Du palais ducal ne vint aucune nouvelle.

La Faris n’attaque pas. Pourquoi ?

Qu’est-ce que les Machines sauvages lui ont fait ?

Elle regagna enfin la tour de la compagnie, où ses pages tranchèrent ses aiguillettes, la décortiquant de son armure, et elle dormit d’un noir sommeil sans rêver de sangliers. Avant l’aube, elle était debout et à nouveau corsetée dans son armure, se déplaçant à tâtons dans le noir, s’éclairant à la chandelle, dans le vacarme du tonnerre et de la pluie glacée, pour partir à cheval jusqu’aux remparts accompagner les hommes d’armes de la relève.

Environ une heure après l’arrivée d’une aube presque imperceptible – la pluie s’éclairait à peine – elle revint avec une escorte par les rues de Dijon. La visibilité n’était pas meilleure dans la lumière du matin : la pluie rejaillissait sur les pavés, et tout ce qui se trouvait à plus de vingt pas se changeait en brume. En se rendant au palais ducal, ses hommes et elle se perdirent.

Son destrier sans nom, un bai pâle, souleva soigneusement ses sabots hors de la merde. La pluie qui inondait les rues faisait également déborder les fosses. Cendres fronça le nez devant les relents pestilentiels, tandis qu’elle guidait sa monture avec précaution sur la nappe d’ordure liquide qui s’étendait sur les pavés.

Jan-Jacob Clovet leva un bras ruisselant. « Par cette rue, patronne ! Je reconnais la taverne. »

Cendres sourit. Faisant partie des membres de la compagnie qui étaient restés à Dijon, l’arbalétrier avait une connaissance exemplaire des auberges, des tavernes et des estaminets de la ville. « Après toi… » lui dit la jeune femme.

Elle perdit deux heures sans réussir à entrer dans le palais ducal, ni à être admise en présence de Floria del Guiz, du vicomte-maire, ou d’Olivier de La Marche. Deux heures où elle se vit priée d’attendre, parmi des foules de pétitionnaires civils et militaires, par des hommes d’armes bourguignons embarrassés qu’elle choisit de ne pas engueuler, puisqu’ils obéissaient aux ordres de personnes du même genre qu’elle-même.

Au moins, il y a du monde, ici, se dit-elle. Ils n’ont pas volé les armes, la vaisselle, les draps et les meubles pour se tirer chez les Wisigoths. Un bon signe ?

De retour sur le rempart de la ville, elle dut s’écarter pour laisser passer une procession de ses hommes qui descendaient, avec deux blessés victimes du feu grégeois, et le père Faversham qui posait les pieds avec précaution dans leur sillage.

Il dégagea de son capuchon son visage barbu et pâle, baissant les yeux vers elle. « Capitaine, Florian va-t-elle bientôt revenir à notre hôpital ? Nous avons besoin d’elle ! »

Je n’avais même pas pensé à ça.

Tous les muscles de son corps lui faisaient mal, la pluie s’infiltrait pour imbiber son gambison de soie, et une pellicule de rouille brunissait son blanc harnois milanais. Elle secoua la tête, soufflant avec un grand pfou ! qui chassa la pluie de son visage.

« Je ne sais pas, mon père, dit-elle. Faites ce que vous pourrez. »

Gravissant de nouveau les marches de silex, rendues glissantes par la pluie, qui menaient à la tour de guet, elle songea : Ce n’est pas la seule raison que j’ai de discuter avec Florian ! Merde, mais qu’est-ce qui se passe, ici ?

Aux alentours de nones[3], un coursier vint la chercher alors qu’elle patrouillait dans le secteur de la ville comprenant la porte nord-ouest et deux tours du rempart nord. Elle s’arrêta brièvement, tête baissée sous la pluie, tandis qu’un des prêtres bourguignons disait des prières pour la Saint-Grégoire[4]. En entrant dans la tour de guet, elle se retrouva soudain délivrée du martèlement de la pluie sur son armure. Elle grimpa le robuste escalier de bois jusqu’au dernier étage, pour émerger dans un air zébré d’averses, où Anselm et son lieutenant se tenaient aux créneaux. Leurs livrées au Lion étaient en piètre état, tellement détrempées que le jaune et le bleu étaient devenus noirs.

« Ça se lève ! beugla Anselm par-dessus le vacarme du vent.

— Que tu dis ! »

En avançant, elle sentit en effet diminuer le chuintement liquide de la pluie. Elle demeura debout auprès d’Anselm et regarda depuis le sommet de la tour. Au-delà du vide, elle s’aperçut qu’elle distinguait quelques centaines de mètres supplémentaires de terre retournée, jusqu’aux barrières de bois mobiles, voilées de pluie, qui protégeaient les sapes wisigothes.

« C’est quoi, ça, bordel ! » demanda-t-elle.

La visibilité changea. Cendres prit conscience des bosses grises et confuses des tentes de cantonnement wisigothes, à cinq cents mètres au nord des remparts de la ville, et d’un reflet gris brillant au-delà qui marquait le Suzon, émergeant de la pluie qui le masquait.

Par-delà les douves de Dijon, après l’étendue de terrains ravagés séparant la ville et l’ennemi, il y avait du nouveau. Devant les tentes et les défenses wisigothes, de grands talus de terre, trempés, nus, récemment élevés, à l’évidence, cernaient le côté nord de Dijon.

« Putain de Dieu… souffla-t-elle.

— Merde, commenta Anselm d’un ton tout aussi atone. Des tranchées ? »

Des hommes se déplaçaient, tandis que la pluie diminuait. Émergeant des tranchées, crottés de boue et épuisés, des centaines de serfs wisigoths se rassemblaient dans les espaces dégagés du camp ennemi. Même à cette distance, elle voyait que certains en soutenaient d’autres.

Elle distinguait tout juste qu’ils s’agenouillaient, dans l’attente d’une bénédiction.

Brillamment visibles, des bannières à têtes d’animaux et des aigles dansaient entre les murs de toile. Des prêtres arianistes avec leur imaginifères[5] remontant les allées boueuses qui séparaient les tentes, en procession ; l’appel criard des cornicènes[6] se fit entendre. Sous ses yeux, des hommes armés émergèrent en masse d’abris de toile détrempée, avachis, pour attendre debout, eux aussi, une bénédiction. Il y a plus d’une procession, comprit Cendres, l’œil attiré par un autre imaginifère, du côté du pont ouest.

Le tumulte incessant de la pluie diminua, mourut. Cendres contempla au travers du panache de son souffle un ciel gris clair, et des nuages hauts, mobiles, ainsi que l’étendue de la rivière, de sa vallée et du camp ennemi, ruisselant sous le ciel de l’après-midi.

« Bon Dieu de merde… »

Son regard revint vers les talus de terre. À côté d’elle, le sergent d’Anselm grogna pour maintenir l’ordre au sein de l’escorte. Anselm s’accrocha à deux merlons et se pencha entre eux. Cendres se retourna pour regarder en direction de l’est, essayant de prendre la mesure de la plus grande partie possible du camp en dehors de la ville.

« Ah, la vache ! » commenta Robert d’une voix atone, à côté d’elle.

Sur la berge occidentale du Suzon, des hommes retiraient les bâches des engins de siège ; elle voyait les équipes commencer à actionner les manivelles. Des trébuchets wisigoths mus par des golems projetèrent des rochers, dont les trajectoires décrivirent de hautes paraboles – elle ne put voir où ils atterrissaient ; au sud, probablement ; des éclats de pierre arrosèrent les rues. Ce n’était pas ce qu’elle regardait.

Des dizaines de tranchées protégées par des palissades partaient en zigzag vers l’est et vers l’ouest. Elle contemplait de grands dédales d’excavations consolidées sous la pluie, par rangées et rangées, s’étirant aussi loin que portait le regard.

Cendres se pencha à l’extérieur pour voir aussi loin que possible dans chaque direction.

« Même s’ils ont creusé pendant les dernières quarante-huit heures ! » Anselm s’interrompit. « C’est impossible !

— De la main-d’œuvre serve corvéable à merci. Ils se foutent d’en tuer des centaines. » Cendres claqua de la paume contre la pierre. « Jonvelle a entendu creuser ! Ce n’étaient pas des sapes. C’était pour ça. Des golems fouisseurs, Robert ! S’ils ont employé tout… »

Elle voit de nouveau le marbre et l’airain des golems messagers sous la tente de la Faris : leur visage de pierre impassible, leurs infatigables mains de pierre.

« … Qui sait de combien de golems ils disposent ? Voilà comment ils ont fait ça ! »

Il n’y a aucune interruption dans les murs de terre soulevée, aucune solution de continuité dans le système de tranchées qui zigzague désormais du Suzon à travers tous ces hectares de terre au nord du rempart de la ville, peut-être bien jusqu’aux bords de l’Ouche, à l’est. Et ils ont enchaîné des barges en travers de la rivière près de ce pont aussi.

« Robert. » Elle avait la gorge sèche en parlant ; elle déglutit. « Robert, envoie un messager à Angelotti et aux ingeniatores de La Marche. Demande-leur jusqu’où s’étendent ces fortifications et ces tranchées. Je veux savoir si elles couvrent l’est et le sud, comme ça semble bien être le cas. »

Anselm se redressa après avoir regardé vers l’ouest, vers les talus de terre protégeant le camp des engins de siège. « Pas de brèche que je puisse voir. Christus ! Ils ont dû travailler toute la nuit… »

À présent, Cendres voit les choses comme si elle avait été sur place : les dos courbés des serfs, creusant la terre humide, éclairés par des torches de feu grégeois. Et les golems de pierre qui, d’habitude, portent les messages et servent les trébuchets et les lance-flammes, tous employés à creuser : des mains de pierre insensibles à la douleur, ignorant le besoin de se reposer.

Pour encercler toute la ville.

Les trompes des cornicènes résonnèrent à travers l’air humide, et Cendres entendit s’élever la voix d’un cantador.

« Ils ont des patrouilles qui parcourent toutes ces défenses. » Robert Anselm leva un bras couvert de plate et le pointa. « Bordel de Dieu. On dirait qu’il y a presque une légion.

— Putain de Christ Vert ! »

Même à Neuss, il y avait des hommes qui arrivaient à se glisser au travers des lignes ennemies dans toutes les directions : pour rassembler des informations, déserter, répandre mensonges et rumeurs, effectuer des raids sur les provisions de l’ennemi, se livrer à des tentatives d’assassinat. Il y en a toujours. Toujours.

Ce n’est pas un siège ordinaire.

Rien dans tout cela n’a jamais été normal !

« On va avoir un sacré boulot pour faire franchir tout ça à qui que ce soit, commenta Cendres. Sans même parler de se lancer dans une quelconque sortie. »

Elle se détourna des fortifications.

« Je retourne au palais. Toi, toi et toi : avec moi. Roberto… il faut qu’on parle à Florian. »

La dispersion des ténèbres
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